Le feuilleton institutionnel au sein de l'université Paris-Saclay n'en finit pas. Ce mardi 30 avril, après trois tours de scrutin, les administrateurs de l'établissement n'ont pas réussi à départager les deux candidats en lice pour la présidence : la présidente sortante, Estelle Iacona, qui avait pris la suite de Sylvie Retailleau, et Yves Bernard, candidat issu de l'union FSU-CGT.
Depuis le 1er mars, ce blocage du processus électoral plonge la "Silicon Valley à la française" dans une instabilité, alors que se pose la question des statuts. Un prochain conseil d'administration doit se tenir à la fin du mois de mai.
Des questions de gouvernance qui demeurent
Si ces problématiques de gouvernance revêtent une dimension particulière au sein de Paris-Saclay, "elles concernent de manière générale la plupart des établissements publics expérimentaux, souligne Christine Musselin, sociologue et directrice de recherche au CNRS . Les statuts ont souvent été écrits dans un délai rapide et contraint, sans toujours mesurer les blocages possibles. C'est un défaut structurel de plusieurs de ces EPE ."
De l'autre côté du plateau, à l'Institut polytechnique de Paris (IPP), on se prépare à intégrer l'École nationale des Ponts et Chaussées. Cinq ans après sa création, l'autre EPE du plateau se renforce. Là aussi, la question des statuts s'est posée. Thierry Coulhon, président par intérim du conseil d’administration de l’IP Paris, a insisté : il ne s'agira pas d'une fusion mais d'une intégration.
Une logique qui n'est pas sans rappeler celle de Paris-Saclay concernant les universités d'Évry et de Versailles-Saint-Quentin. Ces dernières devaient totalement fusionner avec l'ancienne Paris-Sud. Finalement, les deux universités devraient seulement être intégrées à l'EPE, à partir de 2025. Un changement qui laisse un goût amer au sein des UFR de l'ancienne université, qui, elle, a perdu sa personnalité morale et juridique.
Des milliards d'euros pour un projet qui ne verra pas le jour
Rappelons que tous ces établissements étaient initialement impliqués dans un seul grand projet de Paris-Saclay, lorsque celui-ci a obtenu l'Idex en 2013.
Cependant, déjà à cette époque, deux visions s'opposaient : un modèle intégratif, à l'image de Cambridge avec ses collèges autonomes, et un modèle fédéral, laissant les marques des établissements. Face aux oppositions qui paralysent la construction du projet, la Cour des comptes alerte sur un "risque de dilution de l'ambition initiale" et attend des "solutions pragmatiques".
Cette solution pragmatique prendra la forme d'une scission, annoncée par Emmanuel Macron le 25 octobre 2017. "Certains auraient voulu une université complète, je ne suis pas sûr que forcer les acteurs à aller dans un schéma qui n'est pas le leur ait beaucoup d'avenir", explique celui qui commence alors son premier mandat présidentiel.
Dans les couloirs universitaires, on évoque le lobbying de Polytechnique en faveur de cette scission. "Il y avait une forme d'incompatibilité entre le projet de Paris-Sud et celui de l'X qui voyait dans ce mariage une catastrophe et la dilution de leur école. Et les polytechniciens sont très ancrés dans les sphères de pouvoir", observe Frédéric Lebaron, sociologue et directeur du département SHS de l'ENS Paris-Saclay.
Pour Christine Musselin, le projet initial semblait d'ores et déjà un peu trop utopique. "On a confondu un hub universitaire, ce territoire où plusieurs établissements sont implantés, avec une fusion de ces établissements. Mettre ensemble des établissements aussi différents que Paris-Sud, HEC et Polytechnique manquait de sens", observe la sociologue. Toujours est-il qu'avant cette scission, l'État aura déboursé cinq milliards d'euros durant près de dix ans pour ce projet qui ne verra pas le jour.
Les grandes écoles contre les universités ?
La scission de 2017 symbolise-t-elle le dualisme de l'enseignement supérieur français, avec les universités d'un côté et les grandes écoles de l'autre ? Selon Frédéric Lebaron, si le projet semblait idéaliste, et difficile à mettre en place dans un temps court, "il est important de tendre vers ça, pour proposer des passerelles plus fluides entre ces deux sphères du supérieur, notamment dans une logique d'inclusion et d'ouverture sociale".
Pour autant, certaines grandes écoles sont restées dans le projet universitaire. L'EPE université Paris-Saclay, créé en novembre 2019, intègre l'École normale supérieure Paris-Saclay, CentraleSupélec, l'Institut d'Optique et AgroParisTech en tant qu'établissements composantes. Ce travail en commun a donné lieu à la création de l'école universitaire de premier cycle Paris-Saclay qui gère l'ensemble des formations du premier cycle (licence générales et professionnelles, BUT … )
Seule exception, les licences doubles-diplômes sont à part. "Il y a une forme de distinction entre les licences de l'école universitaire et celles, plus sélectives, estampillées université Paris-Saclay, souligne Frédéric Lebaron, qui s'était opposé à cette mise en œuvre. On garde une certaine forme de dualisme au sein même de l'établissement entre des cursus sélectifs et les autres" ajoute l'universitaire, actuellement sur la liste du candidat Yves Bernard (union FSU-CGT).
Une construction éminemment politique
Dans les discours politiques, la 15e place de l'université Paris-Saclay dans le classement international de Shanghai est d'ores et déjà signe de réussite. L'IPP a également mis en avant l'attractivité internationale de son EPE comme axe de stratégie. Les deux acteurs poursuivent donc les mêmes objectifs, plusieurs fois évoqués depuis le début du projet commun en 2007.
Objet de communication politique, le plateau de Saclay a accueilli les trois derniers présidents de la République. "Je ne connais pas d'autres sites universitaires qui aient eu un tel écho politique et médiatique", souligne Christine Musselin.
Pour l'universitaire, contrairement aux idées reçues, "l'État n'est pas en retrait sur les questions liées à l'ESR : il a plutôt diversifié ses actions qui prennent aujourd'hui des formes incitatives voire, comme à Saclay, ont quasiment relevé de l'interventionnisme."
Il faut dire qu'avec sa force scientifique, le projet ne peut être voué à l'échec, "d'où la forte dimension politique", précise Frédéric Lebaron. Et la nomination de Sylvie Retailleau, à la tête du MESR, en 2022, va dans ce sens.