"Dès qu'on mentionne le mot handicap, ça fait peur" : pour les jeunes déficients visuels, le défi d'une intégration professionnelle choisie
Depuis le choix d'orientation jusqu'à l'intégration dans l'équipe, en passant par la candidature et les entretiens, les jeunes aveugles ou malvoyants doivent sans cesse rassurer leurs interlocuteurs quant à leurs capacités. En cause, une forme de méconnaissance et de méfiance qui persiste au sein de la société.
Beaucoup avaient du mal à encourager le choix de carrière de Salomé, avant qu'elle ne se lance, il y a dix ans. Pourtant, à l'âge de 28 ans, la jeune biologiste est aujourd'hui titulaire d'une thèse et post-doctorante dans deux laboratoires de recherche de région parisienne.
"Même si j'ai choisi une discipline difficilement accessible avec mon handicap, j'ai toujours été passionnée par l'étude du vivant", raconte-t-elle. En tant que déficiente visuelle souffrant d'une maladie génétique depuis la naissance, la jeune femme a été confrontée à des choix d'orientation assez tôt dans son parcours. "Au lycée, je voyais très peu de déficients visuels se diriger vers les maths, la physique et les SVT", se rappelle-t-elle.
Trouver des stratégies pour compenser son handicap
Parmi les matières scientifiques, la biologie est d'autant plus délicate à appréhender pour la jeune étudiante. "Il y a des dessins et des graphiques partout. En partiel, on nous demandait de tout redessiner", explique-t-elle.
Malgré des contacts fréquents avec le relais handicap de son université qui l'accompagnait sur la numérisation des documents, Salomé se souvient des stratégies qu'elle a dû trouver pour compenser certains besoins en termes d'images.
"J'utilisais des Lego, de la pâte à modeler. J'ai même demandé à un professeur de dessiner sur le dos de ma main un concept pour que je puisse me le représenter", détaille la jeune femme, qui se sentait obligée d'arriver tous les jours avec des solutions. "À l'université, on m'a clairement dit qu'on ne savait pas comment m'aider. Il ne fallait pas que j'arrive en disant que je ne comprenais rien."
Et pour cause, face aux difficultés, le choix du métier peut vite se résumer à des secteurs bien précis pour les jeunes déficients visuels. "Des stéréotypes existent sur le fait qu'ils ne peuvent être que kiné, ou travailler dans des métiers de nez en lien avec le parfum. Grâce à leurs sens plus développés, cela peut être une force, mais choisir ces secteurs n'est pas une fin en soi", affirme Servane Chauvel, déléguée générale de l'association ARPEJEH, qui prône une orientation choisie plutôt que subie.
Ne pas mentionner son handicap pour éviter les discriminations ?
Quand vient le moment de postuler à des offres, un dilemme se pose aussi pour ces jeunes. Faut-il mentionner directement qu'on est déficient visuel ou attendre l'entretien pour avoir la chance d'en discuter avec le recruteur ?
Salomé se souvient d'une candidature pour un master dans laquelle elle avait mentionné son handicap directement sur son CV. "Avec une lettre de motivation pratiquement identique que mon amie - j'avais relu son dossier -, elle a été prise et pas moi", raconte-t-elle. Plus tard, "souhaitant se donner une chance", la jeune biologiste fait le pari inverse, en omettant de préciser son handicap dans le dossier. "J'ai été prise mais on m'a convoquée au préalable pour me reprocher de n'avoir rien dit".
Nombre de jeunes déficients visuels comme elle sont conscients du poids du mot, dès qu'ils l'emploient. "Dès qu'on mentionne le mot handicap, ça fait peur", affirme Farès, malvoyant. Le jeune homme de 26 ans, en service civique dans la communication, choisit systématiquement d'attendre la fin de l'entretien pour en parler.
Caroline, déficiente visuelle en classe de terminale, donne des cours particuliers. Elle préfère de son coté "rassurer" les parents dès la première rencontre. "Il y a des doutes pratiquement à chaque fois", regrette-t-elle.
Parler de ses aménagements
Coralie Goltrant, chargée de mission à l'association Actifs DV, conseille aux candidats de ne pas s'arrêter à la mention de la RQTH (Reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé) sur le CV. "L'important est de mettre en avant les aménagements déjà mis en place, résume-t-elle. Il faut que le recruteur puisse comprendre comment le ou la jeune travaille, avec quels outils."
Malheureusement, des limitations d'ordre technique peuvent encore survenir. "Beaucoup d'entreprises sont toujours réticentes à l'idée de s'ouvrir à l'implémentation d'outils d'adaptation", estime Servane Chauvel, qui mentionne notamment des "freins" provenant de l'ultra-sécurisation des systèmes informatiques, "qu'il faut rendre compatibles". Un travail de sensibilisation mené par les associations reste à faire auprès des recruteurs.
Une préparation particulière à l'entretien
Au moment des candidatures pour des emplois, les jeunes déficients visuels ont souvent pris en main leurs outils de travail depuis plusieurs années, dans le cadre de leurs études. Il peut s'agir de synthèses vocales, de lecteurs braille, ou encore de logiciels permettant d'agrandir les caractères présents sur un écran.
L'essentiel, pendant l'entretien, est de "savoir expliquer comment ils fonctionnent", voire de "faire une démonstration des outils de compensation" devant le recruteur, précise Coralie Goltrant. Il faut être capable de savoir parler de son handicap et "anticiper les questionnements", ajoute la chargée de missions.
Pour cela, Coralie Goltrant leur apprend à être vigilants sur leurs limites. "Il ne faut pas non plus les cacher pendant l'entretien, il faut être transparent sur ses besoins", précise-t-elle.
Un devoir de pédagogie
Une fois en poste, la méconnaissance des équipes vis-à-vis du handicap peut être génératrice d'isolement social pour les jeunes déficients visuels. "Au début, je ne savais pas si je devais aborder le sujet. Est-ce qu'on voyait que je ne voyais pas ?", confie Salomé qui a finalement décidé d'en parler d'emblée, en arrivant. "Si tu en parles librement, les collègues vont aussi oser t'en parler."
Pendant les premières semaines, les questions peuvent se succéder. "On veut comprendre comment on fait pour lire, pour utiliser notre téléphone, pour nous laver, manger…", liste la jeune femme.
À ce titre, Farès pointe un devoir de pédagogie, qu'il faut développer au quotidien. "Certains collègues ne se rendent pas toujours compte qu'il y a des choses qu'on ne peut pas faire", se rappelle l'étudiant en communication, à l'époque en stage dans la vente, concernant la gestion de la réserve ou la recherche de références d'articles.
"Il faut savoir leur prendre le bras, leur montrer qu'on a parfois besoin de leur aide", complète Salomé. Continuer de prendre le temps d'expliquer, donc, pour pallier les biais et les malaises : une habitude devenue automatique pour Farès : "c'est ce que je fais tous les jours de ma vie".