La fronde d’élèves ingénieurs contre les relations de leurs écoles avec des entreprises jugées écocides
ENQUETE. Il ne s’agit plus simplement d’une colère exprimée dans les grandes écoles parisiennes. Ailleurs en France, certains étudiants ingénieurs, parfois soutenus par des enseignants, contestent eux aussi la collaboration de leurs écoles avec de grandes entreprises qu’ils jugent écocides. Ils font des propositions pour introduire plus d’éthique dans ces partenariats.
AgroParisTech, Polytechnique, Mines Paris - PSL… Au sein de prestigieuses écoles d’ingénieurs parisiennes, une poignée d’élèves appellent depuis quelques années à boycotter les grands groupes industriels afin de limiter le désastre écologique. De quoi donner des envies de rébellion à leurs camarades issus d’autres écoles.
"Depuis que les étudiants des écoles les mieux classées s’autorisent à bousculer les acteurs du monde économique, les autres s’engagent aussi. Cela reflète bien la hiérarchie symbolique propre au monde de l’ingénierie", souligne Antoine Bouzin, doctorant en sociologie sur les ingénieurs écologistes.
Des prises de parole engagées qui se multiplient
Lors de leur discours de remise des diplômes en octobre 2023, quatre élèves d’IMT Atlantique ont ainsi demandé la fin des partenariats de leur école avec des entreprises "participant activement au dérèglement climatique, notamment BNP Paribas, l’un des tous premiers financiers de l’industrie des énergies fossiles au monde".
À Toulouse, un groupe d’élèves ingénieurs de l’Insa ont eux aussi pris la parole lors du forum d’entreprises d’octobre 2023 pour dénoncer la présence de groupes industriels "écocides et aux valeurs éthiques contestables" comme NGE (promoteur de la future A69 entre Castres et Toulouse), AirFrance, Thalès ou Vinci.
Dénoncer le greenwashing des grands groupes auprès des élèves
À IMT Mines Albi, école d’ordinaire très calme, la contestation s’est organisée à l’occasion de la venue de TotalEnergies le 18 janvier dernier, dans le cadre du programme d’enseignement "Humanité & Transitions". Le nom précis de la conférence ? "TotalEnergies : Vers la décarbonation". De quoi faire bondir une dizaine d’étudiants de l’école, qui y ont surtout vu une occasion rêvée pour la multinationale de dérouler un discours de greenwashing.
"Peut-on parler de décarbonation alors que la cinquième compagnie pétrolière mondiale prévoit d’augmenter sa production d’hydrocarbures de 2 à 3% par an sur les cinq prochaines années ?", peut-on ainsi lire dans le manifeste de leur collectif Les Gueules vertes, créé pour l’occasion.
Une minorité d’enseignants-chercheurs de l’IMT a également été choquée par la tenue de cette conférence. "À notre époque, certaines lignes symboliques ne devraient pas être franchies, on ne devrait pas proposer au premier groupe pétrolier français de venir parler de transition écologique", estime l’un d’entre eux*.
Organiser le débat tout en informant les futurs ingénieurs, quadrature du cercle
Les Gueules vertes ont réclamé la présence a minima d’un contradicteur académique afin de permettre aux quelque 150 étudiants inscrits à la conférence de décrypter les éléments de langage du spécialiste des techniques de capture et stockage du carbone, intervenant de chez TotalEnergies.
Leur demande de table ronde s’est cependant vue opposée une fin de non-recevoir. Contacté, l’enseignant-chercheur ayant organisé la venue de TotalEnergies s’est contenté de nous renvoyer vers sa direction.. Preuve de la sensibilité du sujet, c’est elle qui a répondu à nos questions à ce sujet. "Il n’était pas question d’organiser un débat mais de donner un maximum d’informations pour permettre à nos étudiants de se forger une opinion. À d’autres moments, nous organisons des conférences avec des scientifiques du GIEC", a affirmé le directeur de l’IMT Mines Albi, Lionel Luquin.
L’enseignement de l’ingénierie doit-il se limiter à sa dimension technique ?
Ce dernier soutient par ailleurs que la venue de TotalEnergies reste pertinente : "La mission de l’école n’est pas de faire de la politique mais de communiquer à nos étudiants un état de l’art des sciences et des technologies développées dans le monde industriel. Nous ne sommes pas là pour nous prononcer sur la stratégie de ces groupes".
Un argument qui, là encore, ne fait pas consensus au sein de l’institution : "L’ingénierie est au service de choix politiques, nous devons davantage former les élèves à prendre en compte les enjeux moraux qui sous-tendent les techniques. Sans quoi nous ne méritons pas d’appeler notre cursus ‘Humanité et transitions’", estime un membre du corps enseignant.
Après leur mobilisation, des élèves de Mines Albi proposent la création d’un comité d’éthique
Malgré l’absence d’intervenant extérieur, l’école a tout de même accepté que le collectif étudiant puisse s’exprimer à la fin de la conférence. Sur l’estrade, le petit groupe a pu expliquer sa démarche et rappeler le contexte et les pratiques de TotalEnergies notamment en Ouganda et au Yémen, sources scientifiques à l’appui.
Une solution insuffisante pour les Gueules vertes : "L’école a laissé parler pendant près d’une heure et demie un professionnel ayant vingt d’ans d’expérience dans son domaine contre quelques minutes accordées à des étudiants ingénieurs encore en formation. Ce n’est pas une véritable contrepartie", affirme Marylou Karpinski, membre du collectif.
Afin que leur action ne reste pas lettre morte, les Gueules vertes ont proposé dans leur manifeste que soit créé un "comité d’éthique représentatif" constitué à la fois d’étudiants et d’enseignants de l’école, afin de décider collectivement des futurs intervenants extérieurs sur la transition écologique. Le texte a été signé par 234 personnes, dont 6% font partie du personnel de IMT Mines Albi.
*Ces deux témoins ont souhaité rester anonymes